Rédactrice : Ambre Michon
Les projets de routes et d’autoroutes sont politiques. Derrière chacune d’entre elles se dessine un projet de société. Economie, agriculture, biodiversité, eau, (dés)enclavement, ruralité, démocratie … Plus que la mobilité, elles sont au carrefour de nombreux enjeux. Décryptage.
Les projets de routes et d’autoroutes ont évolué en lien avec l’évolution des moyens transports. Dans les années 1950, on comptait une voiture pour 25 habitants. Au début des années 2000, c’était une voiture pour deux habitants. Depuis plus d’un demi-siècle, l’augmentation de l’utilisation de la voiture s’est faite au détriment de la marche à pied, liant ainsi l’enjeu de la mobilité à celui de la santé publique. L’aménagement du territoire s’est organisé autour d’un étalement périurbain et urbain. Les activités quotidiennes se sont alors éloignées et les distances parcourues ont augmenté.
Croissance économique, désenclavement et fluidification ; tels sont les « trois mythes » identifiés par La Déroute des Routes. C’est le collectif qui regroupe les luttes locales contre les projets routiers et autoroutiers, sur lesquels reposent ces derniers.
La course à la croissance
« Les projets de route ne sont pas pensés pour des besoins locaux » analyse Enora Chopard. Elle est porte-parole de La Déroute des Routes, interviewée à ce sujet. Le collectif a cartographié tous les nouveaux projets routiers en France, qui permettent, selon eux, « de fluidifier le trafic de marchandises par camion, principalement entre les grands ports d’Europe ».
Argument principal des porteurs de projet, une nouvelle route est synonyme de croissance. « Ce développement économique c’est plus d’artificialisation, d’émissions de polluants, de consommation, est-ce que c’est ça qu’on veut ? » questionne Enora Chopard. Elle implore de changer de paradigme économique. « On arrive au bout de ce qu’on est en capacité de faire en termes de ressources ».
En Trièves, un projet de déviation fait face à une forte opposition. La situation est la suivante : il existe une route, très fréquentée par des camions, qui passe au milieu d’un village, où des accidents se produisent fréquemment. La Déroute des Routes fait un pas de côté dans son analyse. « La question n’est pas où faire passer ces camions, c’est pourquoi ces marchandises ne sont pas sur un train ? Pourquoi elles circulent, déjà, de base ? Est-ce qu’on ne pourrait pas les produire plus localement ? » interroge la porte-parole du collectif.
“L’enclavement ne doit pas être systématiquement vu comme négatif”
Les autoroutes sont symptomatiques de la manière dont on pense les relations entre les territoires. Pour l’A69, sur laquelle Thomas Brail s’était entretenu avec nous, « on est vraiment sur l’idée de rapprocher Castres de Toulouse. De rapprocher une ville moyenne de la métropole, qui est son bassin d’influence » analyse Félix Mulle, urbaniste. Il est signataire d’une tribune demandant l’arrêt des travaux de l’A69 en octobre dernier.
Sur l’A69, déjà, le paysagiste urbaniste Karim Lahiani nous avait expliqué qu’une alternative était possible. Le projet, dont il est à l’origine avec le collectif La Voie est Libre, s’appelle Une Autre Voie.
L’accaparement du foncier rural est une des conséquences de la construction d’une nouvelle route. La RN 88, qui relie Lyon à Toulouse, en est un parfait exemple. Présentée comme outil de désenclavement du territoire, la Lutte des sucs, le collectif qui s’oppose à ce projet, craint qu’elle ne permette en réalité l’accès à des résidences secondaires pour les urbains. Et ce, au détriment des locaux.
Alors que la notion d’enclavement même d’un territoire fait débat. Félix Mulle le relativise, « ça ne doit pas systématiquement être vu comme quelque chose de négatif ». D’abord, il défend l’idée de « s’appuyer sur les spécificités de chacune de ces localités, plutôt que d’essayer de les faire ressembler à des métropoles. Ou de les intégrer à des systèmes métropolitains déjà existants ». Ensuite, s’appuyant sur l’exemple de Vire, petite ville normande « assez loin de tout », avec un « nombre important d’emplois industriels, des logements à des prix décents », l’urbaniste salue un modèle de développement très éloigné de celui de la métropole, faisant sa richesse. Finalement, « toutes les villes ne sont pas obligées d’accueillir du tertiaire. C’est d’autant plus vrai si l’on veut réindustrialiser le pays » analyse-t-il.
La course à la fluidification
A l’instar du désenclavement des territoires ruraux, la fluidification du trafic est le principal argument pour justifier de nouveaux projets dans les territoires urbains. Pourtant, le concept de « trafic induit » démontre qu’une nouvelle route entraîne systématiquement une augmentation du trafic, allant de 10 à 20%. Prenons le cas de Strasbourg, la construction de l’A 355 a provoqué « tout ce que le collectif avait prédit comme impact sur les déplacements des gens : il y a plus de camions, pas moins de trafic » regrette Enora Chopard.
“Nationalement, mettons en pause. Réfléchissons à ce qu’on peut faire des milliards qui sont prévus pour financer les routes” défend Enora Chopard
La Déroute des Routes part du constat suivant : la majorité des projets routiers et autoroutiers datent des années 1970-1980. Les études d’impact ont été réalisées avant 2015. A ces époques, ni la COP21 et l’objectif des 1,5°C, ni la loi sur la zéro artificialisation nette, ou encore la stratégie nationale bas carbone n’existaient.
Enora Chopard alerte « ce n’est pas possible de continuer à poursuivre ces objectifs-là, tout en mettant de l’argent dans des projets qui ne vont pas permettre de les atteindre ». De ce constat, le collectif apporte une analyse systémique. « Il ne faut plus penser ces routes comme un outil de réponse à des besoins, mais prendre le problème à la racine, en s’interrogeant sur nos besoins ».
Le collectif demande un moratoire sur tout nouveau projet routier, « le cas par cas, seulement quelques abandons ne suffiront pas ». Contactés à plusieurs reprises à ce sujet, le ministère des Transports n’a pour l’heure pas souhaité répondre à nos demandes d’interviews.
“L’idée ici n’est pas d’être anti-bagnole” défendent Aurélien Bigo, et Félix Mulle
Alors, comment répondre aux besoins de mobilité dans les territoires ruraux ? Pour Aurélien Bigo, chercheur spécialisé dans la décarbonation des transports ; en France, lorsque l’on veut diminuer la place de la voiture, la tendance est à raisonner en termes de transport en commun.
Cela ne peut pas être la seule réponse dans les territoires ruraux avec de « faibles flux de circulation ». Il considère le transport ferroviaire « pertinent sur les lignes avec beaucoup de fréquentation ». Idem pour les transports en commun routiers. Sur les trajets domicile-travail, neuf conducteurs sur dix sont seuls dans leur voiture. Enjeu auquel s’ajoute le problème du poids. « Des personnes sont seules, dans un véhicule cinq places, qui fait entre une tonne et une tonne et demie » note le chercheur.
Un usage plus sobre de la voiture « autant que possible partagé » et « électrique » doit être envisagé. En ce qui concerne le vélo, « on ne pourra pas mettre des pistes cyclables sécurisées sur le million de kilomètres de routes en France. En revanche, sur les petites routes avec un trafic très faible, en parallèle de grandes routes, on peut réserver leur usage aux riverains, vélos et véhicules intermédiaires » propose-t-il.
Finalement, Aurélien Bigo insiste sur l’importance du récit mobilisateur porté au niveau national. Il fait référence au « j’adore la bagnole », prononcé par le Président de la République. « Quand on a ce discours au plus haut de l’Etat, ça rend compliquée la tâche des techniciens et élus locaux qui tentent de s’engager dans une mobilité alternative et de sobriété ».