Le Festival de Cannes, le plus grand rassemblement sur le cinéma, a fait son grand retour cette année dans une édition très féministe. Que ce soit dans le jury, dans la sélection officielle ou dans les thématiques abordées, la femme était au centre. Avec la création d’une commission d’enquête sur les “abus et violences” au cinéma votée à l’Assemblée quelques jours avant le festival, la croisette s’embrase. Longtemps boudées à Cannes, les femmes ont-elles repris leur place ?
Rédactrice : Lucile Pétrus / @layerslepodcast
Un festival antifasciste ?
Bien loin des paillettes, du soleil et des terrasses cannoises, le Festival de Cannes doit sa création à l’omniprésence du fascisme dans le cinéma. En 1932 est créée la Mostra de Venise, le premier festival international qui permet de réunir tous les cinéastes du moment.
Mais l’actualité politique s’immisce et prend rapidement les rênes de la remise des prix. Après une édition en 1938 où Hitler s’empare des votes pour imposer son choix, la France rêve d’un festival libre et non politisé. Très rapidement se met en place la création d’un format plus axé sur le cinéma. Tous les pays producteurs de films sont sollicités. Et c’est ainsi qu’est né le rassemblement cannois que l’on connaît aujourd’hui.
Mais où sont les femmes ?
Peu représentées, les réalisatrices peinent à obtenir leurs billets pour le prestigieux festival. Les mêmes réalisateurs sont souvent sélectionnés et l’inclusivité est loin d’être au rendez-vous. Il faudra tout de même attendre 47 ans pour qu’une femme soit reconnue pour son travail. Avec son film La Leçon de piano, Jane Campion brise le plafond de verre. Il faut patienter plusieurs années avant la deuxième palme remise à une femme. C’est en 2021, que Julia Ducournau fascine et terrifie avec son film Titane. L’année dernière, c’est Justine Triet qui avait remporté le prestigieux prix avec Anatomie d’une chute.
Trois films bien différents, mais ayant tous des personnages féminins très forts et inspirants. Notons bien qu’en 77 éditions, seulement 3 palmes d’or furent décernées à des réalisatrices. Le festival de Cannes est malheureusement l’exemple parfait de la domination des hommes dans l’industrie du cinéma.
Une 77e édition très engagée
Cette année, les femmes dominent largement la Croisette. Au côté de Greta Gerwig, présidente du jury, quatre femmes d’exceptions l’accompagnent : Ebru Ceyla, photographe et scénariste, Nadine Labaki, réalisatrice, ainsi qu’Eva Green et Lily Gladstone, actrices.
La sélection officielle propose 17 films réalisés par des femmes sur 22. Parmi cette belle sélection, de nombreux films traitent de sujets trop peu médiatisés. On parle de sororité, de corps qui changent, de masculinité toxique ou encore de transition de genre. Mais que se passe-t-il à Cannes ?
Cette évolution marquante, on la doit probablement au mouvement Me Too. Si la cérémonie des César peine encore à s’actualiser, le festival de Cannes représente le 7e art à l’international. Un festival qui cherche depuis ses origines à montrer l’exemple. Impossible donc d’être apolitique, lorsque le monde continue de subir guerres et génocides. Même si l’on peut douter de son authenticité, il est tout de même important d’admettre que cette année, Cannes fut follement engagé.
Le combat de Judith
Devenue la porte-parole des violences sexistes et sexuelles sur mineur dans le cinéma, Judith Godrèche ne cesse de nous rendre fiers. Après avoir livré un merveilleux discours aux César en février dernier, on se souvient de ses mots marquants sur l’ambivalence du cinéma : “Pourquoi accepter que cet art que nous aimons tant, cet art qui nous lie, soit utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?”.
Le cinéma continue incontestablement de séparer l’homme de l’artiste. Si grâce à la mobilisation de l’actrice, on lui doit la création d’une commission d’enquête sur les “abus et violences” dans le cinéma, Cannes reste l’exemple parfait de cette dissonance. Après l’annonce des agressions sexuelles commises par Dominique Boutonnat (président du CNC) sur son filleul, nous découvrons, étonnés (c’est ironique), qu’il a pu se rendre à Cannes tranquillement. Avec une sélection de films autour de la femme, il reste aberrant de voir agresseurs se rendre, tout de smoking vetu, sur le tapis rouge.
Aidez-nous à aider…
Si Judith avait également dénoncé les propos de Vincent Lindon à France inter quelques jours avant le début du festival, ce dernier peut aussi dormir sur ses deux oreilles. Rappelons-le, après avoir soutenu le combat des féministes ces derniers mois et l’importance de l’égalité homme/femme, l’acteur avait tout de même demandé une feuille de route. L’intention était sûrement bonne, mais la formulation très maladroite.
Nous devons apparemment fabriquer un petit manuel pour apprendre aux hommes que violer ne se fait pas. Bonne idée. Présent aux côtés de Léa Seydoux dans le film Le deuxième acte, c’est à elle que l’on pose des questions autour des violences faites aux femmes lors de la conférence de presse. Ayant révélé des années auparavant la violence psychologique vécue sur le tournage de La vie d’Adèle (qui lui avait valu la palme de la meilleure interprétation féminine), c’est à une victime que l’on pose cette question et pas aux hommes également présents à cette conférence.
Parce que oui après tout, remuons le couteau dans la plaie. Au lieu de faire un petit manuel, on conseillera à Vincent Lindon (et aux autres), de lire des livres, regarder des documentaires et de ne pas passer à côté de ce sublime post de Simone Média qui résume parfaitement bien la situation.
The Substance et le male gaze
Après Titane, qui avait fait plus que faire trembler la Croisette en 2021 (on se souvient des malaises et des pompiers obligés d’intervenir en pleine projection), The Substance pousse l’horreur encore plus loin en présentant une version contemporaine du Portrait de Dorian Gray.
Coralie Fargeat, réalisatrice française par en direction d’Hollywood, pour montrer ses vices. À travers Demi Moore et Margaret Qualley, le film traite du corps féminin, mais d’un point de vue masculin. L’objectif est de pousser ce male gaze à son maximum pour y montrer toutes ses problématiques.
Concept théorisé par Laura Mulvey, le male gaze dans le cinéma, c’est le regard masculin (hétérosexuel) qui s’approprie le corps féminin en la sexualisant et l’objectifiant. Mais plus largement, le male gaze se retrouve dans de nombreux domaines artistiques, puisqu’il est avant tout le reflet de notre société. Lorsqu’une publicité promeut un nouveau sac de luxe en exposant une femme à moitié nue ou lorsque l’on tape “écolière” sur google et qu’on tombe sur des photos sexy, c’est le résultat du male gaze.
Heureuse lauréate du meilleur scénario, Coralie Fargeat connaît l’importance de son film et de cette récompense : “J’espère que ce film sera un petit pas en avant. Je souhaite remercier toutes les femmes, qui prennent le risque de lever la voix, de parler, pour améliorer le monde. Il nous faut une révolution et je ne pense pas que cette révolution ait encore commencé.”
Les femmes aux balcons et les violences conjugales
Noémie Merlant, plus connue comme actrice et notamment dans le sublime Portrait d’une jeune fille en feu, de Céline Sciamma, revient à Cannes cette année, mais comme réalisatrice. Pour son deuxième film, Merlant et Sciamma se retrouvent pour l’écriture, (Il est donc très objectivement, forcément bien) et décident d’aborder les violences conjugales.
Dans une interview Brut, Noémie Merlant raconte sa propre expérience et comment la réalisation de ce film lui a permis de reprendre possession de son corps.
Il est vrai que les viols conjugaux sont très peu abordés dans le cinéma (et dans la société). D’après l’enquête « Vécu et Ressenti en matière de Sécurité », réalisé par le gouvernement en 2022, au cours d’une année, environ 321 000 femmes sont victimes de violences, agressions et/ou viol par leur conjoint ou ex-conjoint. “Parce que ça se passe sans violence, parfois sans violence physique, sans violence verbale” raconte Noémie Merlant.
La notion de viol conjugal est assez flou et parfois difficile à expliquer. Il faudra donc impérativement voir Les femmes aux balcons, distribué par Tandem, lors de sa sortie dans nos cinémas.
La transidentité célébrée
Réalisatrice habituée du Festival, Yolande Zauberman est revenue cette année avec un documentaire très engagé. La belle de Gaza vient chambouler la Croisette et les Européennes aussi… Zauberman est connue pour son engagement et filme depuis toujours les minorités.
Son premier film, en 1987, avait été tourné clandestinement et traitait de l’apartheid en Afrique du Sud. Juste avant La belle de Gaza, la réalisatrice avait proposé un documentaire autour de la pédophilie dans les milieux orthodoxes juifs en Israël. Cette fois, elle s’est rendue à Gaza, pour parler de ces femmes trans palestiniennes qui affrontent le monde pour être qui elles sont. “C’est un film sur la liberté de devenir ce qu’on est, quelle que soit notre origine, notre religion” explique Zauberman pour Le Point.
Le film propose des témoignages qui glacent le sang, mais qui sont essentiels à écouter. “Ces femmes trans, dans les temps anciens, on les voyait comme des demi-déesses. Je voulais leur restituer cette place.” Sorti le 29 mai, courrez dans votre salle de cinéma la plus proche, avant qu’il ne soit trop tard.
Cannes, lieu du festival, de nuit.
Karla Sofia Gascón
Cette année Cannes n’a pas seulement sélectionné un film sur la transidentité, mais deux. Emilia Perez de Jacques Audiard, raffle deux prix et vient tout de suite marquer l’histoire de Cannes. Racontant l’histoire d’un chef de cartel mexicain souhaitant devenir une femme, Emilia Perez vient titiller les politiques.
Récompensée par le prix d’interprétation féminine ex aequo avec ses comparses, Karla Sofia Gascón vient délivrer un sublime discours sur la souffrance que vivent les personnes trans. Presque coupé par la petite musique de fond qui vient vous faire comprendre qu’il est temps de dire merci, prendre votre prix et poser devant les photographes, l’actrice ne cède pas à la pression du temps.
Cannes est stricte certes, mais Karla Sofia Gascón le sait, elle est la première actrice trans à remporter ce prix. “C’est donc un homme qui reçoit à Cannes le prix d’interprétation… féminine. Le progrès pour la gauche, c’est l’effacement des femmes et des mères.” s’est aussitôt empressé de tweeter Marion Maréchal. Ca lui vaudra une petite plainte au dos, à l’approche des Européennes, pas forcément l’idéal. Comme quoi, s’il vous fallait une nouvelle raison de voter dimanche 9 juin, elle est là, délivrée sur un plateau d’argent par l’extrême droite.
Un dress code en pleine évolution
Encore archaïque il y a quelques années, le dress code cannois a heureusement bien évolué. Les femmes ne sont plus obligées de se cantonner aux robes et aux talons, et peuvent à présent porter des tailleurs. Le thème “gala” est tout de même privilégié. Les hommes doivent arborer un costume, avec un nœud papillon obligatoire.
Si nous sommes encore loin d’une liberté totale dans l’habit, quelques célébrités ont choisi la rébellion. On se souvient de la photo de Julia Roberts les bras en l’air, montrant sa pilosité (sacrilège). Kristen Stewart avait enlevé ses talons pour monter les marches en 2018. Cette année, c’est Cate Blanchett qui nous a ravis. Dans une tenue réalisée par Haider Ackermann, Cate soutient le peuple palestinien en représentant les couleurs du drapeau, en harmonie totale avec le tapis rouge.
Cannes est aussi un grand moment de mode. Camille Cottin, exceptionnelle maîtresse de cérémonie cette année, revient avec humour sur la pression que subissent les femmes à monter les marches. “A l’autre bout de la galaxie, on les admire, tout en scrutant chacun de leurs gestes. Au moindre “fashion faux pas”, elles risquent de perdre le soutien de leur peuple” dit-elle à la cérémonie de fermeture du festival. La mode s’invite depuis la nuit des temps sur les tapis rouges et Cannes est rapidement devenu un défilé géant.
Mention spéciale
Parce que oui après tout, faisons comme à Cannes et remettons une mention spéciale. Cette année, on la donnera à Yseult qui a marqué la Croisette dans son ensemble Dior. “Grâce aux vêtements, on peut parler sans rien dire” raconte Marc Beaugé sur le plateau du Quotidien. La tenue de la chanteuse est chargée de symboles forts.
En référence au New Look de Dior, la célèbre collection de 1947 qui avait marqué un tournant dans l’histoire de la maison de couture française, Yseult va à l’encontre des critères de mode et hausse la voix. Look historique puisqu’il marque la fin de l’austérité de la Seconde Guerre Mondiale, la tenue avait été portée à l’origine par une mannequin, taille de guêpe et surtout, blanche.
La chanteuse est connue pour son engagement dans la mode et contre le racisme. Dans une interview pour Numéro, en mars dernier, la chanteuse s’était exprimée sur le manque d’inclusivité dans la mode : “En vérité, l’offre est assez inexistante et il serait sage de s’asseoir autour d’une table et de discuter pour trouver une solution et faire en sorte que le plus grand nombre ait accès à la mode. Elle est censée être universelle, donc il est important qu’elle soit accessible à toutes les tailles.” Venir à Cannes dans une tenue historique, en étant une chanteuse plus size et noire, vaut la mention spéciale haut la main.
Cannes aura chamboulé le cinéma cette année. L’année 2024 s’annonce riche en films féministes et engagés. Mais après cette édition, on attend bien évidemment la suivante au tournant.
